En 1992, Gabriel a 10 ans. D’un père français, d’une mère rwandaise, le petit garçon vit avec sa petite sœur Ana, dans une confortable villa d’un quartier d’expats à Bujumbura, au Burundi.
Gaby, c’est comme ça que tout le monde l’appelle, passe le plus clair de son temps, quand il n’est pas à l’école, avec ses amis. Une belle bande de copains, complètement insouciants, plus occupés à faire les 400 coups, à chaparder les mangues les plus mures dans le jardin des voisins, ou plonger dans la rivière que s’inquiéter de la situation politique qui commence vraiment à sentir mauvais.
-« La guerre entre les Tutsi et les Hutu, c’est parce qu’ils n’ont pas le même territoire ?
– Non, ça n’est pas ça, ils ont le même pays.
– Alors … ils n’ont pas la même langue ?
– Si, ils parlent la même langue.
– Alors, ils n’ont pas le même dieu ?
– Si, ils ont le même dieu.
– Alors pourquoi se font-ils la guerre ?
– Parce qu’ils n’ont pas le même nez. La discussion s’était arrêtée là. C’était quand même étrange cette affaire. Je crois que Papa non plus n’y comprenait pas grand chose. »
A ce moment là, à part dévisager les visages et les nez des gens qu’ils croisent, le conflit latent entre Hutu et Tutsie ne perturbe pas encore trop la vie de Gaby.
C’est que le quotidien du petit métis va d’abord être chamboulé par tout autre chose : la séparation de ses parents, « des adolescents paumés à qui l’on demande subitement de devenir des adultes responsables ». Qu’à cela ne tienne, Gaby continue sa vie de pré-adolescent, avec ses potes.
« On passait notre temps à se disputer, avec les copains, mais y a pas à dire, on s’aimait comme des frères. Les après-midi, après le déjeuner, on filait tous les cinq vers notre quartier général, l’épave abandonnée d’un Combi Volkswagen au milieu du terrain vague. Dans la voiture, on discutait on rigolait, on fumait des Supermatch en cachette, on écoutait les histoires incroyables de Gino, les blagues des jumeaux, et Armand nous révélait des trucs invraisemblables qu’il était capable de faire, comme montrer l’intérieur de ses paupières en les retournant, toucher son nez avec sa langue, tordre son pouce en arrière jusqu’à ce qu’il atteigne son bras, décapsuler des bouteilles avec les dents du devant ou croquer du pili-pili et l’avaler sans ciller. Dans le Combi Volkswagen, on décidait nos projets, nos escapades, nos grandes vadrouilles. On rêvait beaucoup, on s’imaginait , le cœur impatient, les joies et les aventures que nous réservait la vie. En résumé, on était tranquilles et heureux, dans notre planque du terrain vague de l’impasse. »
Tranquilles et heureux … cela ne va pas durer, malheureusement. Gaby se demande quand, avec ses copains, ils ont commencé à avoir peur. Est-ce ce jour où deux garçons burundais se sont battus à l’école, ce jour où les élèves se sont rapidement « séparés en deux groupes, chacun soutenant un garçon. « Sales Hutu » disaient les uns, « sales Tutsi » répliquaient les autres ». Gaby qui reconnait avoir voulu rester neutre, et n’avoir pas pu… Un sentiment qui n’a fait que se renforcer, après sa visite au Rwanda voisin, si proche, où la situation s’annonce cauchemardesque pour les Tutsi. Nous sommes fin 1993, à la veille du génocide. Gaby vient de se découvrir métis, Tutsi, et Français …dans un monde qui n’est plus qu’horreurs et violence. C’est toute son existence qui va basculer.
Gaël Faye signe ici son premier roman. Magnifique. Celui d’un enfant confronté avec insouciance d’abord, puis avec beaucoup de lucidité, à l’histoire : celle de sa propre famille, celle avec un grand H.
« J’ai écrit ce roman pour faire surgir un monde oublié, pour dire nos instants joyeux, discrets comme des filles de bonnes familles: le parfum de citronnelle dans les rues, les promenades le soir le long des bougainvilliers, les siestes l’après-midi derrière les moustiquaires trouées, les conversations futiles, assis sur un casier de bières, les termites les jours d’orages… J’ai écrit ce roman pour crier à l’univers que nous avons existé, avec nos vies simples, notre train-train, notre ennui, que nous avions des bonheurs qui ne cherchaient qu’à le rester avant d’être expédiés aux quatre coins du monde et de devenir une bande d’exilés, de réfugiés, d’immigrés, de migrants. »
L’écriture de Faye est vive, elle chante, elle virevolte, elle emporte, là-bas, au Burundi, ce petit pays où il faisait si bon vivre, où l’enfer est en train de faire son retour plus de 20 ans après la tragédie que Gaby a vécue…
« Petit pays » est sélectionné dans la dernière liste du Goncourt qui sera décerné ce mercredi 3 novembre. On croise les doigts.